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marivaux_1959

Marivaux, Pierre de (1688-1763)

Le paysan parvenu / Marivaux ; [texte établi avec introduction, bibliographie, chronologie, notes et glossaire par Frédéric Deloffre]. Paris : Garnier frères, 1959
Impression : Bourges : impr. A. Tardy
Description matérielle : LXXVI-470 p. : pl. ; 19 cm
Collection : Classiques Garnier

Première partie

Le titre que je donne à mes Mémoires annonce ma naissance; je ne l'ai jamais dissimulée à qui me l'a demandée, et il semble qu'en tout temps Dieu ait récompensé ma franchise là-dessus; car je n'ai pas remarqué qu'en aucune occasion on en ait eu moins d'égard et moins d'estime pour moi.

[…]

Mlle Habert la cadette, après que j'eus desservi, m'appela comme je m'en allais dîner; et me parlant assez bas, à cause d'un léger assoupissement qui commençait à clore les yeux de sa sœur, me dit ce que vous verrez dans la deuxième partie de cette histoire.

Deuxième partie

J'ai dit dans la première partie de ma vie que Mlle Habert la cadette m'appela pendant que sa sœur s'endormait.

[…]

Eh! mais vous, monsieur, qui parlez des gens de votre sorte, lui dis-je, de quelle sorte êtes-vous donc? Le cœur me dit que je vous vaux bien, hormis que j'ai mes cheveux, et vous ceux des autres. Ah! oui, dit-il, nous nous valons bien, l'un pour demander à boire, et l'autre pour en apporter: mais ne bougez, je n'ai pas de soif. Bonsoir, madame d'Alain, je vous souhaite une bonne nuit, mademoiselle. Et puis voilà notre témoin sorti.

Troisième partie

Jusque-là nos autres témoins n'auraient rien dit, et seraient volontiers restés, je pense, n'eût-ce été que pour faire bonne chère; car il n'est pas indifférent à de certaines gens d'être convives, un bon repas est quelque chose pour eux.

[…]

Ma femme croyait me faire ressouvenir de cette Mme de Ferval, mais je l'en aurais fait ressouvenir elle-même, si elle l'avait oubliée; je mourais d'envie qu'elle me vît fait comme j'étais. Oh! comme je vais lui plaire, disais-je en moi-même, ce sera bien autre chose que ces jours passés. On verra dans la suite ce qu'il en fut.

Quatrième partie

Je me rendis donc chez Mme de Ferval, et ne rencontrai dans la cour de la maison qu'un laquais qui me conduisit chez elle par un petit escalier que je ne connaissais pas.
Une de ses femmes, qui se présenta d'abord, me dit qu'elle allait avertir sa maîtresse; elle revint un moment après, et me fit entrer dans la chambre de cette dame. Je la trouvai qui lisait couchée sur un sopha, la tête appuyée sur une main, et dans un déshabillé très propre, mais assez négligemment arrangé.
Figurez-vous une jupe qui n'est pas tout à fait rabattue jusqu'aux pieds, qui même laisse voir un peu de la plus belle jambe du monde; (et c'est une grande beauté qu'une belle jambe dans une femme).
De ces deux pieds mignons, il y en avait un dont la mule était tombée, et qui, dans cette espèce de nudité, avait fort bonne grâce.

[…]

J'oublie de vous dire que, dans le cours de la conversation, elle s'était remise dans la posture où je l'avais trouvée d'abord; toujours avec cette pantoufle de moins, et toujours avec ces jambes un peu découvertes, tantôt plus, tantôt moins, suivant les attitudes qu'elle prenait sur le sopha.
Les coups d'œil que je jetais de ce côté-là ne lui échappaient pas. Quel friand petit pied vous avez là, madame 1), lui dis-je en avançant ma chaise; car je tombais insensiblement dans le ton familier.

[…]

Nous voulûmes le remercier, mais il était déjà bien loin. Nous descendîmes, l'équipage fut bientôt prêt, et nous partîmes très contents de notre homme et de sa brusque humeur.
Je ne vous dirai rien de notre entretien sur la route; arrivons [?] à Paris, nous y entrâmes d'assez bonne heure pour mon rendez-vous, car vous savez que j'en avais un avec Mme de Ferval chez Mme Remy dans un faubourg.
Le cocher de M. Bono mena mes deux dames chez elles, où je les quittai après plusieurs compliments et de nouvelles instances de leur part pour les venir voir.
De là je renvoyai le cocher, je pris un fiacre, et je partis pour mon faubourg.

Cinquième partie

J'ai dit dans la dernière partie que je me hâtai de me rendre chez Mme Remy, où m'attandait Mme de Ferval. Il était à peu près cinq heures et demie du soir quand j'y arrivai.

[…]

Troublante scène de voyeurisme (bien que Jacob ne fasse qu'écouter, caché dans un petit retranchement: “et [j']entendais si bien que c'était presque voir” (p. 242)):

p. 231: Mme de Ferval était née douce, il y avait ici des raisons pour l'être: le serait-elle: ne le serait-elle pas? Me voilà là-dessus dans une émotion que je puis exprimer; me voilà remué par je ne sais quelle curiosité inquiète, jalouse, un peu libertine, si vous voulez; enfin, très difficile à expliquer. Ce n'est pas du cœur d'une femme dont on est en peine, c'est de sa personne; on ne songe point à ses sentiments, mais à ses actions; on ne dit point: Sera-t-elle infidèle? mais: Sera-t-elle sage?

[…]

p. 241: Me voici donc sorti de chez la Remy avec beaucoup de mépris pour Mme de Ferval, mais avec beaucoup d'estime pour sa figure, et il n'y a rien là d'étonnant: il n'est pas rare qu'une maîtresse coupable en devienne plus piquante.

[…]

C'était une tragédie qu'on jouait, Mithridate, s'il m'en souvient. Ah! la grande actrice que celle qui jouait Monime! J'en ferai le portrait dans ma sixième partie, de même que je ferai celui des acteurs et des actrices qui ont brillé de mon temps.

1)
Abel Farges faisait à propos de ce détail un rapprochement curieux avec la scène où Frédéric et Mme Arnoux se rencontrent pour la dernière fois dans L’Éducation sentimentale: “Leurs mains se serrèrent; la pointe de sa bottine s'avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant: La vue de votre pied me trouble. Un mouvement de pudeur la fit se lever…” [Note de Frédéric Deloffre]
marivaux_1959.txt · Last modified: 2021/04/05 11:29 by francesco